26 juillet 1918 - Epoux Lemonnier - Rec. Lebon p. 761

Analyse

L’arrêt Epoux Lemonnier étend les cas dans lesquels la responsabilité de l’administration peut être engagée à raison de fautes commises par ses agents.

La fête annuelle de la commune de Roquecourbe proposait une attraction consistant en un tir sur des buts flottants sur la rivière. A cette occasion, Madame Lemonnier, qui suivait la promenade longeant la rive opposée, fut blessée par une balle provenant du tir. Les époux Lemonnier assignèrent alors le maire devant la juridiction judiciaire, qui le déclara personnellement responsable et le condamna à leur verser une indemnité en réparation du préjudice. Ils engagèrent ensuite une action devant le Conseil d’État, tendant à la condamnation cette fois-ci de la commune.

Le Conseil d’État considéra que la circonstance que l’accident serait la conséquence d’une faute d’un agent public chargé de l’exécution d’un service public, qui aurait le caractère d’une faute personnelle et pourrait ainsi entraîner la condamnation de l’agent à des dommages et intérêts par les tribunaux judiciaires, ne privait pas la victime de l’accident du droit de poursuivre directement, contre la personne publique qui a la gestion du service considéré, la réparation du préjudice. Il incombait seulement au juge administratif de rechercher s’il y avait une faute de service de nature à engager la responsabilité de la personne publique. En l’espèce, il fut jugé qu’en autorisant l’établissement du tir sans s’assurer que les conditions de l’installation et l’emplacement retenu offraient des garanties suffisantes pour la sécurité des voies publiques, les autorités communales avaient commis une faute grave et que la commune devait ainsi être déclarée responsable de l’accident. En même temps, pour éviter que sa décision ait pour effet de procurer à la victime une réparation supérieure à la valeur totale du préjudice subi, le Conseil d’État subrogea la commune, à concurrence de la somme à laquelle elle était condamnée, aux droits des requérants résultant des condamnations prononcées contre le maire, à raison du même accident, par l’autorité judiciaire.

Depuis l’arrêt Pelletier (voir cet arrêt, T.C. 30 juillet 1873, 1er supplt p. 117), le juge distinguait entre la faute de service, engageant la responsabilité de l’administration et relevant de la compétence du juge administratif, et la faute personnelle, engageant la responsabilité de l’agent et relevant de la compétence du juge judiciaire. Toutefois, par un arrêt Anguet (3 février 1911, p. 146), le Conseil d’État avait déjà admis qu’une faute personnelle pouvait, dans certains cas, se cumuler avec une faute de service, laquelle était de nature à engager la responsabilité de l’administration. Avec l’arrêt Epoux Lemonnier , il va plus loin, considérant qu’une même faute peut entraîner à la fois la responsabilité de l’agent et celle de l’administration, aboutissant ainsi à un cumul de responsabilités. Selon les termes du commissaire du gouvernement Léon Blum, si la faute personnelle "a été commise dans le service, ou à l’occasion du service, si les moyens et les instruments de la faute ont été mis à la disposition du coupable par le service, si la victime n’a été mise en présence du coupable que par l’effet du jeu du service, si un en mot, le service a conditionné l’accomplissement de la faute ou la production de ses conséquences dommageables vis-à-vis d’un individu déterminé, le juge administratif, alors, pourra et devra dire : la faute se détache peut-être du service - c’est affaire aux tribunaux judiciaires d’en décider -, mais le service ne se détache pas de la faute. Alors même que le citoyen lésé posséderait une action contre l’agent coupable, alors même qu’il aurait exercé cette action, il possède et peut faire valoir une action contre le service."

A la suite de l’arrêt Epoux Lemonnier, on pouvait penser que, en l’absence d’autorité de la chose jugée par le juge judiciaire à l’égard de l’administration, puisque celle-ci n’avait pas été partie au litige, le juge administratif pouvait considérer comme faute de service une faute qualifiée de personnelle par le juge judiciaire. Mais la jurisprudence ultérieure a montré que certaines fautes personnelles pouvaient aussi engager la responsabilité de l’administration. Aussi convient-il désormais de distinguer trois types de fautes personnelles. La première catégorie concerne les fautes commises dans l’exercice même des fonctions mais qui s’en détachent, parce qu’elles révèlent des préoccupations d’ordre privé ou un excès de comportement ou bien présentent une gravité inadmissible (ex. : 21 avril 1937, Dlle Quesnel , p. 413, pour un vol commis par une receveuse des postes dans l’exercice de ses fonctions). La deuxième s’applique aux fautes commises en dehors de l’exercice des fonctions mais non dépourvues de tout lien avec elles, parce qu’elles ont été commises par exemple grâce à des moyens dont l’agent disposait du fait du service (ex : Ass. 18 novembre 1949, Dlle Mimeur , p. 492, pour un accident causé par un véhicule de l’administration utilisé à des fins personnelles). La dernière catégorie regroupe les fautes purement personnelles, c’est-à-dire dépourvues de tout lien avec le service. C’est dans cette dernière hypothèse uniquement que seule la responsabilité de l’agent peut être recherchée ; dans les autres cas de faute personnelle, la victime a le choix de mettre en jeu la responsabilité de l’agent public devant le juge judiciaire ou la responsabilité de l’administration devant le juge administratif, quitte pour l’administration à exercer une action récursoire contre l’agent fautif (voir Ass. 28 juillet 1951, Laruelle , p. 464).