ARRÊT DE LA COUR

9 décembre 1997 (1)

«Libre circulation des marchandises — Produits agricoles — Entraves résultant d'actes de particuliers — Obligations des États membres»

Dans l'affaire C-265/95,

Commission des Communautés européennes, représentée par MM. Hendrik van Lier, conseiller juridique, et Jean-Francis Pasquier, fonctionnaire national détaché auprès du service juridique, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,

partie requérante,

soutenue par

Royaume d'Espagne, représenté par M. Alberto José Navarro González, directeur général de la coordination juridique et institutionnelle communautaire, et Mme Rosario Silva de Lapuerta, abogado del Estado, du service du contentieux communautaire, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg au siège de l'ambassade d'Espagne, 4-6, boulevard E. Servais,

Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, représenté par M. John E. Collins, du Treasury Solicitor's Department, en qualité d'agent, assisté de MM. Stephen Richards et Mark Hoskins, barristers, ayant élu domicile à Luxembourg au siège de l'ambassade du Royaume-Uni, 14, boulevard Roosevelt,

parties intervenantes,

contre

République française, représentée par M. Jean-François Dobelle, directeur adjoint à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, Mmes Catherine de Salins, sous-directeur à la même direction, Anne de Bourgoing, chargé de mission à la même direction, et M. Philippe Martinet, secrétaire des affaires étrangères au même ministère, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg au siège de l'ambassade de France, 8 B, boulevard Joseph II,

partie défenderesse,

ayant pour objet de faire constater que, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, la République française a manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marchés des produits agricoles et de l'article 30 du traité CE, en liaison avec l'article 5 dudit traité,

LA COUR,

composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, C. Gulmann, H. Ragnemalm, M. Wathelet et R. Schintgen (rapporteur), présidents de chambre, G. F. Mancini, J. C. Moitinho de Almeida, P. J. G. Kapteyn, J. L. Murray, D. A. O. Edward, J.-P. Puissochet, G. Hirsch et P. Jann, juges,

avocat général: M. C. O. Lenz,
greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les parties en leur plaidoirie à l'audience du 10 juin 1997, au cours de laquelle la Commission a été représentée par MM. Hendrik van Lier et Jean-Francis Pasquier, le royaume d'Espagne par Mme Rosario Silva de Lapuerta et la République française par M. Jean-François Dobelle et Mme Kareen Rispal-Bellanger, sous-directeur à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 9 juillet 1997,

rend le présent

Arrêt

1.
    Par requête déposée au greffe de la Cour le 4 août 1995, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE, un recours visant à faire constater que, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, la République française a manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marchés des produits agricoles et de l'article 30 de ce traité, en liaison avec l'article 5 du même traité.
2.
    La Commission expose avoir été régulièrement saisie depuis plus d'une décennie de plaintes dénonçant la passivité des autorités françaises face à des actes de violence commis par des particuliers et par des mouvements revendicatifs d'agriculteurs français à l'encontre de produits agricoles en provenance d'autres États membres. Ces actes consistent notamment dans l'interception de camions transportant de tels produits sur le territoire français et la destruction de leur cargaison, dans des violences à l'encontre des camionneurs, dans des menaces proférées contre des grandes surfaces françaises mettant en vente des produits agricoles originaires d'autres États membres ainsi que dans la dégradation de ces marchandises mises à l'étalage dans des magasins en France.
3.
    La Commission a constaté que, à partir de 1993, certains mouvements d'agriculteurs français, parmi lesquels une organisation dénommée «Coordination rurale», avaient lancé une campagne systématique de contrôle de l'offre des produits agricoles en provenance d'autres États membres, se caractérisant en particulier par des intimidations à l'égard des grossistes et des détaillants pour les inciter à s'approvisionner exclusivement en produits français, par l'imposition d'un prix minimal de vente des produits concernés ainsi que par l'organisation de contrôles destinés à vérifier si les opérateurs économiques se conformaient aux consignes données.
4.
    C'est ainsi que, d'avril à juillet 1993, en particulier des fraises originaires d'Espagne furent la cible de cette campagne. En août et septembre de cette même année, un sort identique fut réservé à des tomates en provenance de Belgique.
5.
    En 1994, notamment les fraises espagnoles firent l'objet du même type d'actions de menaces à l'encontre de centres commerciaux et de destruction de marchandises et de moyens de transport, des incidents violents survenant à deux reprises au même endroit en l'espace de deux semaines sans que les forces de l'ordre présentes n'interviennent pour protéger efficacement les camions et leur cargaison.
6.
    La Commission fait encore état d'autres cas de vandalisme qui ont gêné en France la libre circulation de produits agricoles originaires d'Italie et du Danemark.
7.
    Après que la Commission fut intervenue à plusieurs reprises auprès des autorités françaises, elle a estimé que la République française, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas, par des actes délictueux, la libre circulation des produits agricoles, avait manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marchés des produits agricoles et de l'article 30 du traité, en liaison avec l'article 5 du même traité. En conséquence, par lettre du 19 juillet 1994, la Commission a, conformément à l'article 169 du traité, mis le gouvernement français en demeure de lui présenter, dans le délai de deux mois, ses observations sur le manquement reproché.
8.
    Le gouvernement français a répondu, dans une lettre du 10 octobre 1994, qu'il avait toujours fermement condamné les actes de vandalisme commis par des agriculteurs français. Il a souligné que les mesures préventives de surveillance, de protection et de recueil d'informations avaient permis une diminution notable des incidents entre 1993 et 1994. Par ailleurs, le fait pour les parquets de faire systématiquement procéder à des enquêtes judiciaires montrerait la détermination des autorités françaises à réprimer tous les comportements délictueux visant à entraver les importations de produits agricoles d'autres États membres. Toutefois, ces opérations de type commando menées de manière imprévisible par de petits groupes très mobiles rendraient extrêmement difficile l'intervention des forces de l'ordre et expliqueraient le caractère souvent infructueux des procédures judiciaires diligentées. Enfin, les pratiques de la «Coordination rurale» tendant à réguler le marché des produits agricoles par le recours à des menaces et à des destructions feraient l'objet d'une procédure devant le Conseil de la concurrence.
9.
    Cependant, le 20 avril 1995, de nouveaux incidents graves se sont produits dans le sud-ouest de la France, au cours desquels des produits agricoles en provenance d'Espagne furent détruits.
10.
    La Commission a alors émis, le 5 mai 1995, un avis motivé conformément à l'article 169, premier alinéa, du traité. Dans cet avis, elle a considéré que la République française, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, avait manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marchés des produits agricoles et de l'article 30 du traité, en liaison avec l'article 5 du même traité, et l'a invitée, en application de l'article 169, deuxième alinéa, du traité, à prendre les mesures requises pour se conformer dans un délai d'un mois à cet avis.

11. Le 16 juin 1995, le gouvernement français a souligné qu'il avait adopté toutes les mesures à sa disposition pour garantir la libre circulation des marchandises sur son territoire et que les moyens dissuasifs mis en place avaient permis de limiter très nettement les violences commises en 1995. Au niveau national, une action commune de lutte contre la répétition des actes de vandalisme aurait été définie entre les ministères concernés, comportant en particulier une surveillance renforcée et des instructions de fermeté données aux préfets et aux forces de l'ordre. En outre, au niveau local, un dispositif d'alerte comportant un régime de surveillance étroite des installations sensibles aurait permis d'éviter de nombreux incidents. Même si tout risque de destructions ne peut être écarté, du fait qu'il s'agit d'actions ponctuelles imprévisibles dont il est très difficile d'identifier les auteurs responsables, le tribunal correctionnel de Nîmes aurait, en 1994, condamné 24 agriculteurs du chef de dégradation de biens d'autrui. Depuis l'entrée en vigueur, le 1er mars 1994, de l'article 322-13 du nouveau code pénal, la répression des menaces d'atteinte aux biens aurait été rendue plus efficace. Enfin, les dommages causés seraient pris en charge par l'État et des instructions auraient été données pour accélérer le règlement du préjudice subi par les opérateurs économiques concernés.

12.
    D'après la Commission, le ministre de l'Agriculture français a cependant déclaré, en 1995, que, s'il désapprouvait et condamnait les actes de violence des agriculteurs, il n'envisageait nullement l'intervention des forces de l'ordre pour y remédier.
13.
    Le 3 juin 1995, trois camions transportant des fruits et légumes en provenance d'Espagne ont fait l'objet d'actes de violence dans le sud de la France, sans que les forces de l'ordre n'interviennent. Au début du mois de juillet 1995, des fruits italiens et espagnols ont à nouveau été détruits par des agriculteurs français.
14.
    La Commission a alors introduit le présent recours.
15.
    Par ordonnances des 14 et 27 février 1996, la Cour a respectivement admis le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et le royaume d'Espagne à intervenir à l'appui des conclusions de la Commission.
16.
    A l'appui de son recours, la Commission fait valoir que l'article 30 du traité et les organisations communes de marchés des fruits et légumes, lesquelles se fonderaient sur le même principe de l'élimination des obstacles aux échanges, interdisent les restrictions quantitatives à l'importation entre les États membres ainsi que toutes mesures d'effet équivalent. En outre, conformément à l'article 5 du traité, les États membres seraient tenus de prendre toutes mesures propres à assurer l'exécution des obligations découlant de ce traité.
17.

    Dès lors, les interceptions de moyens de transport et les dégradations de produits agricoles originaires d'autres États membres, de même que le climat d'insécurité résultant des menaces proférées par diverses organisations agricoles à l'encontre des distributeurs de fruits et légumes de cette provenance, constatés en l'espèce sur le territoire français, constitueraient un obstacle aux échanges intracommunautaires de ces produits que les États membres seraient obligés d'empêcher en adoptant les mesures appropriées, y compris à l'encontre de particuliers qui mettraient en péril la libre circulation des marchandises.

18.
    En l'occurrence, le fait que des incidents graves ont continué, d'année en année, à entraver l'importation et le transit en France de fruits et légumes originaires d'autres États membres montrerait que les mesures préventives et répressives dont le gouvernement français a fait état pour sa défense ne sont ni suffisantes ni proportionnées pour dissuader en pratique les auteurs des infractions de les commettre et de les répéter. De surcroît, il apparaîtrait à la lumière des éléments de fait dont dispose la Commission que, de façon persistante, les autorités françaises se sont abstenues d'intervenir pour prévenir et réprimer efficacement les actes de violence d'agriculteurs en France.
19.
    Les gouvernements espagnol et du Royaume-Uni soutiennent les conclusions de la Commission.
20.
    Le gouvernement français prétend, en revanche, que le recours de la Commission n'est pas fondé.
21.
    Ainsi, il aurait mis en oeuvre, dans des conditions analogues à celles applicables aux violations comparables du droit national, tous les moyens nécessaires et adéquats pour prévenir et réprimer les actions de particuliers enfreignant la libre circulation des produits agricoles. Les mesures de surveillance mises en place en 1993 auraient permis de limiter très nettement les actions de violence commises pendant les années ultérieures.
22.
    Toutefois, compte tenu du nombre important de camions transportant des produits agricoles sur le territoire français et de la multiplicité de leurs destinations, d'une part, ainsi que du caractère imprévisible des manifestations d'agriculteurs agissant par petits groupes de type commando, d'autre part, tout risque de destructions ne pourrait être écarté. Cette dernière raison expliquerait également qu'il est très difficile d'identifier les auteurs responsables et d'établir leur participation personnelle aux actes de violence pour les réprimer de façon systématique. Depuis 1994, six personnes supplémentaires auraient cependant été condamnées ou mises en examen. Par ailleurs, il conviendrait de reconnaître aux autorités de police un pouvoir d'appréciation pour décider s'il y a lieu d'intervenir en vue de sauvegarder l'ordre public. De toute façon, l'État indemniserait les victimes des infractions sur le fondement d'une responsabilité sans faute de la puissance publique. Ainsi, pour les années 1993, 1994 et 1995, une somme supérieure à 17 millions de FF aurait été versée à titre de dommages-intérêts.
23.

    Le gouvernement défendeur ajoute que le mécontentement des agriculteurs français est dû à l'augmentation sensible des exportations de produits espagnols depuis l'adhésion du royaume d'Espagne qui aurait entraîné une chute considérable des prix, renforcée par la dévaluation compétitive de la peseta ainsi que des prix de dumping pratiqués par les producteurs espagnols. Le marché français des fruits et légumes aurait été gravement perturbé du fait que la période transitoire prévue lors de cette adhésion n'avait mis en place aucun mécanisme de surveillance des prix pratiqués à l'exportation par les producteurs espagnols. Le gouvernement français souligne encore que, loin d'avoir adopté une attitude protectionniste, il aurait en l'espèce fait preuve d'un comportement constructif en prenant l'initiative de démarches au Conseil tendant à résoudre les difficultés du marché des fruits et légumes et en se concertant avec les autorités espagnoles.

24.
    Afin d'apprécier le bien-fondé du recours de la Commission, il convient de rappeler, à titre liminaire, que la libre circulation des marchandises constitue l'un des principes fondamentaux du traité.
25.
    A cet égard, l'article 3, sous c), du traité CE dispose que, aux fins énoncées à l'article 2, l'action de la Communauté comporte un marché intérieur caractérisé par l'abolition, entre les États membres, des obstacles, notamment à la libre circulation des marchandises.
26.
    Aux termes de l'article 7 A, second alinéa, du traité CE, le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises est assurée selon les dispositions du traité.
27.
    Ce principe fondamental est mis en oeuvre par les articles 30 et suivants du traité.
28.
    En particulier, l'article 30 prévoit que les restrictions quantitatives à l'importation, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres.
29.
    Cette disposition, placée dans son contexte, doit être comprise comme tendant à l'élimination de toutes entraves, directes ou indirectes, actuelles ou potentielles, aux courants d'importation dans le commerce intracommunautaire.
30.
    En tant que moyen indispensable à la réalisation du marché sans frontières intérieures, l'article 30 ne prohibe donc pas les seules mesures d'origine étatique qui, en elles-mêmes, créent des restrictions au commerce entre les États membres, mais peut également trouver à s'appliquer lorsqu'un État membre s'est abstenu de prendre les mesures requises pour faire face à des entraves à la libre circulation des marchandises dues à des causes qui ne sont pas d'origine étatique.
31.
    En effet, le fait pour un État membre de s'abstenir d'agir ou, le cas échéant, de rester en défaut d'adopter les mesures suffisantes pour empêcher des obstacles à la libre circulation des marchandises, créés notamment par des actions de particuliers sur son territoire à l'encontre de produits originaires d'autres États membres, est de nature à entraver les échanges intracommunautaires tout autant qu'un acte positif.
32.
    L'article 30 impose donc aux États membres non seulement de ne pas adopter eux-mêmes des actes ou des comportements susceptibles de constituer un obstacle aux échanges, mais également, en liaison avec l'article 5 du traité, de prendre toutes mesures nécessaires et appropriées pour assurer sur leur territoire le respect de cette liberté fondamentale.
33.
    Dans cette dernière hypothèse, les États membres, qui restent seuls compétents pour le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure, jouissent certes d'une marge d'appréciation pour déterminer quelles sont, dans une situation donnée, les mesures les plus aptes à éliminer les entraves à l'importation des produits.
34.
    Il n'appartient pas, dès lors, aux institutions communautaires de se substituer aux États membres pour leur prescrire les mesures qu'ils doivent adopter et appliquer effectivement pour garantir la libre circulation des marchandises sur leur territoire.
35.
    Toutefois, il appartient à la Cour, en tenant compte des pouvoirs d'appréciation ci-dessus mentionnés, de vérifier, dans les cas dont elle est saisie, si l'État membre concerné a pris des mesures propres à assurer la libre circulation des marchandises.
36.
    Il y a lieu d'ajouter que les considérations qui précèdent s'appliquent également aux règlements du Conseil portant organisation commune de marchés pour les différents produits agricoles, conformément aux dispositions combinées des articles 38 à 46 et 7, paragraphe 7, du traité CE (voir arrêts du 14 juillet 1976, Kramer e.a., 3/76, 4/76 et 6/76, Rec. p. 1279, points 53 et 54, et du 25 mai 1993, Commission/Italie, C-228/91, Rec. p. I-2701, point 11, relatifs à des règlements portant organisation commune de marchés dans le secteur des produits de la pêche).
37.
    S'agissant plus précisément de la présente affaire, force est de constater que les faits à l'origine du recours en manquement que la Commission a engagé contre la République française ne sont pas contestés.
38.
    Or, les actes de violence commis sur le territoire français à l'encontre de produits agricoles originaires d'autres États membres, consistant notamment dans l'interception de camions transportant de tels produits, la destruction de leur cargaison et des violences faites aux chauffeurs, ainsi que dans des menaces adressées aux commerçants de gros et de détail et des dégradations de marchandises mises à l'étalage, créent incontestablement des obstacles aux échanges intracommunautaires de ces produits.
39.
    Il convient dès lors de vérifier si, en l'espèce, le gouvernement français s'est conformé à ses obligations au titre de l'article 30 du traité, en liaison avec l'article 5, en prenant des mesures suffisantes et appropriées pour faire face aux actions de particuliers qui causent des obstacles à la libre circulation de certains produits agricoles.
40.
    A cet égard, il importe de souligner qu'il résulte des mémoires de la Commission que les incidents mis en cause par cette institution dans le cadre du présent recours se produisent régulièrement depuis plus de dix années.
41.
    Dès le 8 mai 1985, la Commission a adressé une première lettre de mise en demeure à la République française l'invitant à prendre les mesures préventives et répressives nécessaires pour mettre un terme à des actes de ce type.
42.
    Par ailleurs, la Commission a en l'espèce rappelé à maintes reprises au gouvernement français que le droit communautaire impose l'obligation de veiller au respect effectif du principe de la libre circulation des marchandises en éliminant toutes restrictions à la liberté des échanges des produits agricoles en provenance d'autres États membres.
43.
    Les autorités françaises disposaient donc en l'occurrence d'un délai suffisamment long pour adopter les mesures indispensables en vue de se conformer à ses obligations au titre du droit communautaire.
44.
    Ensuite, en dépit des explications fournies par le gouvernement défendeur, selon lequel toutes les mesures auraient été prises pour éviter la poursuite des violences et pour réprimer les coupables, il est un fait que, année après année, des incidents graves ont mis sérieusement en cause les échanges de produits agricoles sur le territoire français.
45.
    Il ressort à cet égard de l'exposé des faits présenté par la Commission et non contesté par le gouvernement français que ce sont avant tout certaines périodes de l'année qui sont concernées et qu'il existe, en outre, des endroits particulièrement exposés où des incidents se sont produits à plusieurs reprises au cours d'une même année.
46.
    Depuis 1993, les actes de violence et de vandalisme n'ont pas visé les seuls moyens de transport des produits agricoles, mais se sont étendus au secteur de la distribution de gros et de détail de ces produits.
47.
    De nouveaux incidents graves du même ordre se sont du reste reproduits en 1996 et 1997.
48.
    Il convient de relever encore qu'il n'a pas été contesté que, lors de tels incidents, les forces de l'ordre françaises soit n'ont pas été présentes sur les lieux, malgré le fait que, dans certains cas, les autorités compétentes avaient été prévenues de l'imminence de manifestations d'agriculteurs, soit ne sont pas intervenues, même dans des cas où elles étaient beaucoup plus nombreuses que les fauteurs de troubles. De surcroît, il ne s'agissait pas toujours d'actions rapides de manifestants procédant par surprise et prenant aussitôt la fuite, puisque, dans certains cas, les troubles se sont poursuivis pendant plusieurs heures.
49.
    En outre, il est constant qu'un certain nombre d'actes de vandalisme ont été filmés par les caméras de la télévision, que les manifestants ont souvent agi à visage découvert et que les groupements d'agriculteurs, auteurs des manifestations violentes, sont connus des services de l'ordre.
50.
    Néanmoins, il est constant que seul un très petit nombre de personnes ayant participé à ces troubles graves à l'ordre public a été identifié et poursuivi.
51.
    Ainsi, s'agissant des nombreux actes de vandalisme commis durant la période d'avril à août 1993, les autorités françaises n'ont été en mesure de ne citer qu'un seul cas de poursuites pénales.
52.
    Au vu de tout ce qui précède, la Cour, sans méconnaître les difficultés des autorités compétentes pour faire face à des situations du type de celles en cause en l'espèce, ne peut que constater que, compte tenu de la fréquence et de la gravité des incidents énumérés par la Commission, les mesures que le gouvernement français a adoptées en l'occurrence n'ont manifestement pas été suffisantes pour garantir la liberté des échanges intracommunautaires de produits agricoles sur son territoire, en empêchant et en dissuadant efficacement les auteurs des infractions en cause de les commettre et de les répéter.
53.
    Cette constatation s'impose d'autant plus que les dégradations et les menaces évoquées par la Commission non seulement mettent en cause l'importation ou le transit en France des produits directement touchés par les actions violentes, mais sont de nature à créer un climat d'insécurité ayant un effet dissuasif sur les courants d'échanges dans leur ensemble.
54.
    La constatation qui précède n'est aucunement mise en cause par l'argument du gouvernement français selon lequel la situation des agriculteurs français était tellement difficile que l'on pouvait raisonnablement craindre que des interventions plus déterminées des autorités compétentes risquent de provoquer des réactions violentes des opérateurs concernés entraînant des atteintes à l'ordre public encore plus graves ou même des troubles sociaux.
55.
    En effet, la crainte de difficultés internes ne saurait justifier l'abstention par un État membre d'appliquer correctement le droit communautaire (voir, en ce sens, arrêt du 7 décembre 1995, Commission/France, C-52/95, Rec. p. I-4443, point 38).
56.
    Il incombe à l'État membre concerné, sauf à établir qu'une action de sa part aurait sur l'ordre public des conséquences auxquelles il ne pourrait faire face grâce aux moyens dont il dispose, de prendre toutes mesures propres à garantir la portée et l'efficacité du droit communautaire afin d'assurer la mise en oeuvre correcte de ce droit dans l'intérêt de tous les opérateurs économiques.
57.
    Or, en l'espèce, le gouvernement défendeur n'a pas établi concrètement la réalité d'un danger pour l'ordre public auquel il ne puisse faire face.
58.
    Il convient d'ajouter que, s'il n'est ainsi pas à exclure que la menace de troubles graves à l'ordre public puisse, le cas échéant, justifier une absence d'intervention des forces de l'ordre, cet argument ne saurait, en tout état de cause, être avancé que dans un cas précis, et non pas, comme en l'espèce, de manière globale pour l'ensemble des incidents évoqués par la Commission.
59.
    S'agissant de la prise en charge par la République française des dommages causés aux victimes, il y a lieu de souligner que cet argument ne saurait être invoqué par le gouvernement défendeur pour s'affranchir de ses obligations au titre du droit communautaire.
60.
    En effet, même si une indemnisation est de nature à réparer au moins en partie le préjudice subi par les opérateurs économiques concernés, elle n'est pas, en revanche, de nature à exclure le manquement de l'État membre.
61.
    Quant aux arguments fondés sur le contexte socio-économique très difficile dans lequel le marché français des fruits et légumes se serait trouvé après l'adhésion du royaume d'Espagne, ils ne peuvent pas davantage être retenus.
62.
    A cet égard, il est de jurisprudence constante que des motifs de nature économique ne sauraient en aucun cas servir de justification à des entraves prohibées par l'article 30 du traité (voir, notamment, arrêt du 11 juin 1985, Commission/Irlande, 288/83, Rec. p. 1761, point 28).
63.
    Dans la mesure où le gouvernement défendeur laisse entendre, à l'appui de ces arguments, que la déstabilisation du marché français des fruits et légumes aurait été provoquée par des pratiques déloyales, voire des violations du droit communautaire de la part des producteurs espagnols, il convient de rappeler qu'un État membre ne saurait prendre unilatéralement des mesures de défense ou adopter un comportement destinés à obvier à une méconnaissance éventuelle, par un autre État membre, des règles du droit communautaire (voir, en ce sens, arrêt du 23 mai 1996, Hedley Lomas, C-5/94, Rec. p. I-2553, point 20).
64.
    Il doit en être ainsi à plus forte raison dans le domaine de la politique agricole commune où il appartient à la seule Communauté d'adopter, le cas échéant, les mesures qui s'imposent pour faire face à des difficultés que connaîtraient certains opérateurs, notamment à la suite d'une nouvelle adhésion.
65.
    Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de conclure que, en l'espèce, le gouvernement français s'est abstenu, de manière manifeste et persistante, de prendre des mesures suffisantes et appropriées pour faire cesser les actes de vandalisme qui mettent en cause sur son territoire la libre circulation de certains produits agricoles originaires d'autres États membres et empêcher le renouvellement de tels actes.
66.
    En conséquence, il convient de constater que, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, la République française a manqué aux obligations qui découlent de l'article 30 du traité, en liaison avec l'article 5 de ce traité, et des organisations communes de marchés des produits agricoles.

Sur les dépens

67.
    Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La République française ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens. Aux termes de l'article 69, paragraphe 4, de ce règlement, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

déclare et arrête:

1) En ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, la République française a manqué aux obligations qui découlent de l'article 30 du traité CE, en liaison avec l'article 5 de ce traité, et des organisations communes de marchés des produits agricoles.

2) La République française est condamnée aux dépens.

3) Le Royaume d'Espagne et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord supportent leurs propres dépens.

Rodríguez Iglesias Gulmann Ragnemalm Wathelet

Schintgen Mancini Moitinho de Almeida Kapteyn

Murray Edward Puissochet Hirsch Jann

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 9 décembre 1997.

Le greffier

Le président

R. Grass

G. C. Rodríguez Iglesias





____________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

AU COEUR DES MÉCANISMES DE L’INTÉGRATION EUROPÉENNE

Ce juge méconnu de Luxembourg

INSTITUÉE par le traité de Rome comme un instrument décisif de l’intégration, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a, au- delà de toute espérance, rempli sa mission. Alors que 60 % de la législation nationale est aujourd’hui d’origine européenne, la Cour de Luxembourg impose, arrêt après arrêt, la supériorité du droit communautaire sur les droits nationaux, y compris la loi. Pourtant, loin de contester son autorité, les gouvernements la renforcent régulièrement. Outil particulièrement efficace d’une construction européenne d’essence libérale, la jurisprudence de la CJCE pose la question de la légitimité et du contenu du droit européen.

Par Anne-Cécile Robert

En juillet 1993, une fois de plus, interceptant aux frontières les camions de fruits et légumes en provenance d’Espagne et de Belgique, les agriculteurs français manifestent leur colère ! Destruction de caissettes de fraises et de cageots de tomates, menaces adressées aux chauffeurs, contrôles sauvages des prix imposés aux grossistes par les paysans eux-mêmes... La Commission de Bruxelles attaque le gouvernement français devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), sise à Luxembourg, pour manquement à ses obligations découlant du traité de Rome : en laissant se perpétrer ces actes de vandalisme - dont parfois il est prévenu largement à l’avance, note l’exécutif bruxellois qui dispose d’un dossier fourni -, Paris entrave la libre circulation des produits agricoles dans le marché unique.

Devant la Cour de Luxembourg, le 9 décembre 1997, le gouvernement français ne nie pas les faits : il invoque des circonstances nationales particulières, un contexte socio- économique difficile, l’indemnisation des victimes. La CJCE balaie ces arguments : si les Etats membres de l’Union européenne (UE) sont seuls compétents pour prendre des mesures de police et engager des poursuites judiciaires, la mission de la Cour est de vérifier si ces mesures sont « suffisantes et appropriées » ; en l’occurrence, elle estime que le gouvernement français s’est, de manière « manifeste et persistante », abstenu de toute action adéquate et devra, sous peine de sanctions financières, empêcher le renouvellement de tels actes (1).

Perchée sur le plateau isolé et venteux du Kirchberg, à Luxembourg, la CJCE (2) semble coupée du monde. Chargée de veiller à la bonne application des traités, ainsi que des règlements et des directives adoptés pour les mettre en oeuvre, elle est, avec le Conseil, la Commission et le Parlement, l’une des quatre institutions principales de l’Union européenne. Elle est composée de quinze juges, un par Etat membre.

Contrairement à la Cour internationale de justice de La Haye (3), la compétence de la Cour de Luxembourg est obligatoire : les gouvernements et les institutions ne peuvent s’y soustraire et doivent exécuter les arrêts qu’elle prononce ; ses décisions ne sont pas susceptibles d’appel. Outre les gouvernements et les institutions de l’UE, les individus peuvent la saisir - ce qui est exceptionnel au regard de la dizaine de tribunaux internationaux existants. Enfin, la Cour a également pour mission de fournir aux tribunaux des Etats membres qui le lui demandent - ce qu’ils font volontiers - des précisions concernant le sens d’un article des traités européens ou d’une réglementation qu’ils ont à appliquer à l’occasion d’un procès (question préjudicielle) (4). Une mission qui la place aux avant-postes de l’application quotidienne du droit communautaire.

Selon l’article 4 du traité de Rome, la Cour doit « contribuer à la réalisation des tâches confiées à la Communauté ». Son président, l’Espagnol Gil Carlos Rodriguez Iglesias, estime de manière significative que la « nature » de la construction européenne induisait des « choix jurisprudentiels », en particulier celui de contraindre les Etats à respecter les obligations qu’ils ont contractées afin de réaliser le grand marché : ainsi, « les libertés économiques ont été interprétées de manière extensive  (5».

En quarante ans d’existence, la CJCE s’est forgé la réputation de promoteur zélé de la logique libérale (6). Par des interprétations audacieuses des textes, elle a en effet fourni à la Commission les instruments qui lui manquaient pour promouvoir la libre concurrence. Par exemple, elle a, en 1982, autorisé la Commission à prendre une directive (7) exigeant des Etats membres qu’ils lui fournissent tous les documents décrivant les relations financières entre eux et leurs entreprises publiques. Non prévue par les traités, cette exigence constitue une ingérence dans les affaires intérieures de ces firmes que, par ailleurs, leurs homologues privées ne subissent pas ; elle traduit une suspicion envers les groupes publics (8). De même, elle a donné des aides publiques aux entreprises, interdites dans le marché commun, une définition très large dont les sociétés nationales, telles Air France ou EDF-GDF, font régulièrement les frais ; pour la Cour, l’objectif social d’une telle aide, même s’il s’agit de sauver des emplois, ne justifie pas qu’on porte atteinte à la libre concurrence (9).

Activisme débridé

POURTANT, la Cour « ne fait pas de politique ». Son intégrisme libéral ne fait que refléter celui du traité de Rome lui-même, lequel se fonde, de manière quasi systématique, sur le principe de concurrence. Lorsque les textes ne sont pas clairs, les magistrats de Luxembourg se réfèrent à la philosophie des traités pour les interpréter, méthode particulièrement « créative » qui a pu parfois faire parler de gouvernement des juges. M. Jean-Claude Bonnichot, conseiller d’Etat qui, pendant quatre ans, a été membre du cabinet du juge français à la CJCE Jean-Pierre Puissochet, réfute cette accusation : « La Cour fait toujours du droit, d’ailleurs souvent de manière très technique. Mais elle a toujours interprété les traités dans le sens qui est celui de leurs auteurs, les "Pères fondateurs" de la Communauté économique européenne, dans les années 50. C’est-à-dire celui d’une Communauté cohérente, relativement intégrée, avec des objectifs à long terme politiques. » Et le président Rodriguez Iglesias souligne à cet égard que « la philosophie libérale est inscrite dans les traités » et que le juge « ne se substitue pas aux choix qu’ils effectuent. La Cour a été créée pour garantir leur bonne application et les a interprétés de manière à ce qu’ils fonctionnent ; on ne peut pas lui attribuer un rôle idéologique déterminant ». Par exemple, le traité de Rome prohibant d’une manière générale les aides publiques (article 92), la jurisprudence restrictive de la CJCE ne fait que refléter ce principe. En revanche, le traité de Rome permet aux ministres réunis au sein du Conseil d’autoriser exceptionnellement des aides (article 93).

L’activisme souvent débridé de la Cour ne s’est d’ailleurs pas seulement exercé en faveur de la réalisation du marché unique. Ainsi, bien que la politique migratoire vis-à-vis des pays tiers relève des Etats membres, la Cour a, en 1987, validé une décision de la Commission, contestée par l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, le Danemark et le Royaume-Uni, organisant une procédure d’échange d’informations et de concertation des gouvernements dans ce domaine (10).

De même, l’embryon de politique sociale européenne montre que le zèle des juges est identique quand ils ont à appliquer un autre droit que celui du tout- marché. Ainsi, à la suite d’une plainte de la Commission contre Londres pour non-application de la directive du 14 février 1977 traitant du « rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’établissements », la Cour, par un arrêt du 8 juin 1994, a condamné le gouvernement britannique. Il lui a été reproché de n’avoir pas veillé à ce que les employeurs informent et consultent les travailleurs et, en cas de carence de leur part, de n’avoir pas prévu de sanctions efficaces à leur encontre.

A présent que l’intégration juridique est largement réalisée (60 % de la législation nationale est d’origine européenne) et le marché unique pratiquement achevé, la Cour semble se calmer en attendant d’autres occasions d’exercer son pouvoir créateur. Ce que les prochains élargissements et l’extension des compétences de l’UE vont lui fournir incessamment (11).

L’autorité de la Cour de Luxembourg est acceptée par les Etats membres de l’UE, qui lui ont même accordé la possibilité, par le traité de Maastricht, d’infliger des sanctions financières aux gouvernements qui ne respecteraient pas ses décisions. Cette attitude traduit l’importance acquise par la CJCE, ainsi que le caractère essentiellement juridique de l’Europe communautaire. Les « Pères fondateurs », notamment Jean Monnet, privilégiant le pragmatisme par rapport au débat public, ont en effet choisi de bâtir l’Europe par le droit, par l’élaboration de normes communes ; c’était, pour eux, le moyen de faire avancer l’intégration en évitant les controverses politiques où seraient inévitablement brandis les mots qui fâchent : fédéralisme, souveraineté. Cette stratégie explique l’opacité et la « clandestinité » dans laquelle se construit l’Union européenne, de même que son caractère technocratique.

Ainsi, à la différence des autres institutions internationales, telles celles des Nations unies, qui ont tant de mal à se faire respecter, celles de Bruxelles peuvent adopter des règlements et des directives aussi contraignants que les lois nationales. Le président Rodriguez Iglesias, ancien professeur de droit international public, rappelle ainsi que l’une des caractéristiques de la construction européenne réside dans le fait que la souveraineté des Etats y est « normativement subordonnée ». L’existence d’une Cour, disposant de réels pouvoirs de sanction, constitue donc, pour ces Etats, un moyen de s’assurer que la « machine » européenne fonctionne conformément aux traités qu’ils ont rédigés et dont ils demeurent maîtres.

L’intervention de la Cour est aussi destinée à garantir que le droit européen est appliqué partout et à tous de la même façon. Alors que le caractère renouvelable de leur mandat pourrait les inciter à certaines complaisances, les juges de la CJCE ne semblent pas subir de pression de la part des gouvernements. D’une manière générale, le système juridique les protège : ils délibèrent en secret et l’on ignore quelle position a adopté chaque magistrat ; de plus, dans 55 % des cas, il s’agit, pour la Cour, de répondre à une question d’interprétation posée par un juge national ; les magistrats de Luxembourg ne rencontrent donc pas les parties en procès qui pourraient tenter de les influencer, et c’est au juge local que revient la tâche de trancher le litige. A Luxembourg, on aime à rappeler que c’est à Bruxelles, sur la Commission, que les pressions s’exercent. En revanche, il existe une utilisation stratégique du prétoire : on engage des procédures pour amener la Cour à prendre position sur une question et ainsi influencer l’évolution du droit.

La CJCE peut d’autant plus faire preuve d’ « imagination juridique », selon l’expression de l’avocat général Philippe Léger, que la Communauté européenne est, au sens propre, une « construction », c’est-à-dire qu’elle est évolutive, vivante ; les traités fondamentaux n’ont pas pu - et ne peuvent pas - tout prévoir. De plus, issus de négociations intergouvernementales parfois longues et laborieuses, les traités sont souvent mal rédigés et posent des problèmes d’interprétation « épouvantables ».

Les juges comblent les vides laissés par les politiques, peut-être intentionnellement, pour ne pas avoir à trancher certaines questions délicates.... C’est souvent hypocritement que les Etats reprochent à la Cour d’appliquer un droit dont ils ont eux-mêmes déterminé la philosophie et que, au sein du conseil des ministres, ils renforcent dans sa logique libérale : n’ont-ils pas, par exemple, adopté les directives « transport » qui permettent à la Commission d’encourager la privatisation de ce secteur (12) ? Les gouvernements conservent d’ailleurs toujours la possibilité de modifier les traités fondateurs, mais à l’unanimité - de plus en plus difficile à obtenir à Quinze, il est vrai (13). La ratification de chaque nouveau traité européen constitue donc le moment et le moyen privilégiés pour les citoyens de demander des comptes à ceux qui les rédigent.

Anne-Cécile Robert.

(1) Arrêt du 9 décembre 1997, Commission c/ France, affaire C 265/95.

(2) La Cour porte toujours le nom de Cour de justice des Communautés européennes car ses compétences ne s’exercent pas encore dans le cadre des deux piliers « non communautaires » de l’Union européenne, à savoir la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures (CJAI).

(3) La CIJ est la Cour instaurée dans le cadre des Nations unies.

(4) Lire Jean-Denis Mouton et Christophe Soulard, La Cour de justice des Communautés européennes, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris, 1998.

(5) Lire Marie-Angèle Hermitte, « Ce juge de Luxembourg qui fabrique l’homme de marché », Manière de voir no 22, « Europe, l’utopie blessée », mai 1994.

(6) Lire André Gauron, Le Malentendu européen, Hachette Littératures, Paris, 1998.

(7) La Commission européenne adopte des règlements et des directives en application directe des traités (domaine de la concurrence où elle dispose de pouvoirs propres) ou sur habilitation du conseil des ministres.

(8) Arrêt du 6 juillet 1982, France, Italie, Royaume-Uni c/ Commission, affaires jointes 188 à 190, recueil p. 2 545.

(9) Arrêt du 2 juillet 1974, Italie c/ Commission, affaire no 173/73, recueil p. 709.

(10) Arrêt du 9 juillet 1987, affaires nos 281, 283, 284, 285 et 287/85, l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, le Danemark et le Royaume-Uni c/ Commission, recueil page 3 203.

(11) En 1988, la Cour a été soulagée d’une partie du contentieux par la création du Tribunal de première instance des Communautés européennes, qui a notamment en charge les affaires concernant les aides publiques.

(12) Règlements 1107/70 du 4 juin 1970 et 3975/87 du 14 décembre 1987. Lire Bernard Cassen, « La faute à Bruxelles ? », Le Monde diplomatique, mars 1994.

(13) Ils ont, par exemple, ouvertement condamné une interprétation rendue par la CJCE en matière d’égalité entre hommes et femmes, car celle-ci étendait le droit à pension, accroissant les obligations financières des Etats membres. Un protocole a été annexé à cette fin au traité de Maastricht (« protocole Barber », du nom de l’arrêt en cause).