C.E., 30 mars 1916, Compagnie générale de l'éclairage de Bordeaux

(Rec., p. 125)

(Req. n° 59.928 - MM. Berget, rapp. ; Chardenet, c. du g. ; Mes Boivin-Champeaux et Talamon, av.)

Vu la requête présentée pour la Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux..., tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler un arrêté en date du 30 juill.1915 par lequel le conseil de préfecture du département de la Gironde l'a déboutée de sa demande tendant à faire juger qu'elle a droit à un relèvement du prix fixé par son contrat de concession pour le gaz fourni par elle à la ville et aux particuliers et à faire condamner la ville de Bordeaux à lui payer une indemnité ;

Ce faisant, attendu que par un traité en date du 8 mars 1904, approuvé par décret du 16 du même mois, la compagnie requérante a été déclarée concessionnaire pour trente années à partir du 1er juill. 1904 de la distribution et de la vente pour tous usages du gaz et de l'énergie électrique dans toute l'étendue du territoire de Bordeaux ; que le prix du mètre cube du gaz a été fixé par le cahier des charges à 0 fr.08 pour l'éclairage public, à 0 fr.17 pour l'éclairage et les usages domestiques, à 0 fr. 16 pour les usages industriels, ces prix correspondant a une consommation annuelle par les particuliers de 23 millions de mètres cubes et à un prix de revient de 23 francs la tonne de charbon à gaz (Newcastle tout venant à 30 0/0 de gros) rendu à l'usine ; que l'art. 31 du cahier des charges dispose que les prix seront diminués ou augmentés suivant les variations du volume total annuel de la consommation par les particuliers et suivant les variations du coût du charbon ; que toutefois ce même article stipule que le prix de vente ne pourra pas être abaissé au-dessous de 0 fr.14, 0 fr.12 et 0 fr.04 qui seront des minima, ni dépasser 0 fr.18, 0 fr.17 et 0 fr.08 qui seront des maxima ; que du 1er juill. 1904 au 1er juill. 1914, les cours des charbons ont varié à diverses reprises dans des proportions assez notables, sous l'influence d'événements divers, mais n'ont jamais dépassé 26 fr.65 la tonne ; qu'au contraire, dès le mois d'août 1914, après la déclaration de guerre, la hausse des frets et de la main-d'oeuvre dans les ports, les surestaries, le relèvement des cours des charbons en Angleterre ont augmenté dans une proportion considérable et inattendue le prix de revient des charbons utilisés par la compagnie requérante ; que la moyenne du prix de revient dans le second semestre de 1914 a été de 28 fr.70 la tonne, et pendant le premier semestre de 1915 de 48 fr.75 ; que, cependant, durant toute cette période, la compagnie a bénéficié des prix avantageux de marchés à livrer qu'elle avait contractés avant la guerre ; mais que, si elle avait dû acheter au cours du jour, le prix de revient aurait été encore beaucoup plus élevé (59 fr.64) ; que cette augmentation du prix du charbon détruit d'une façon absolue l'économie du contrat passé entre la requérante et la ville de Bordeaux ; que, dès le 24 févr. 1915, elle a, en conséquence, demandé à la municipalité de l'autoriser à relever le prix de vente du gaz ; mais que la ville a prétendu "s'en tenir purement et simplement aux conditions du cahier des charges"; que cette prétention de la ville n'est pas fondée ; qu'il est, en effet, de principe que les stipulations du contrat, quelque absolues qu'elles puissent être, cessent d'être applicables quand, par suite d'événements impossibles à prévoir, le concessionnaire se trouve en présence d'une situation qu'il n'avait pas envisagée, qu'on ne peut lui reprocher de n'avoir pas envisagée et dont les conséquences bouleversent l'économie du traité ; que cette situation n'ayant pas été réglée par les parties puisqu'elle n'a pas été et ne pouvait pas être dans leurs prévisions, doit être, à défaut d'accord amiable, équitablement réglée par le juge ; que le Conseil d'État a fait de nombreuses applications de ce principe en matière de marchés de fournitures, de marchés de travaux publics et de concessions de services publics ; qu'en l'espèce, les parties ont entendu fixer le prix du gaz d'après le prix du charbon ; qu'il est vrai, qu'elles ont stipulé un maximum et un minimum ; mais qu'elles n'ont alors eu en vue que les variations de cours qui peuvent être le résultat de causes économiques normales ; que la guerre européenne et la hausse considérable des prix s'élevant jusqu'à 159 0/0, qui en est la conséquence, sont, par leur caractère sans précédent, des événements qu'il était tout à fait impossible de prévoir ; que les charges qu'ils imposent au concessionnaire créent une situation nouvelle qui n'a pas été réglée par le contrat et qui autorise le concessionnaire à demander un supplément dé rémunération ; que, d'après toutes les circonstances de la cause, la limite extrême de la hausse du charbon que l'on peut regarder comme étant entrée dans les prévisions des parties lorsqu'elles ont contracté doit être fixée au prix de 28 francs la tonne, lequel n'a même jamais été atteint au cours des trente-huit années antérieures à la concession actuelle ; que, pour toute la période pendant laquelle le prix du charbon a dépassé ce taux, la compagnie requérante a droit à un supplément de prix pour le gaz fourni tant à la ville qu'aux particuliers ; dire que la Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux a droit à un relèvement de prix de 357 millièmes de centime par mètre cube de gaz livré par elle à la consommation tant publique que particulière, pour chaque franc d'excédent du prix de la tonne de charbon, rendu à pied d'oeuvre, au-dessus du cours de 28 francs ; condamner, en conséquence, la ville de Bordeaux à lui payer pour la période prenant fin le 30 juin 1915, la somme de 1.039.421 fr.14 ; donner acte à la Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux de ce qu'elle se réserve de demander par conclusions nouvelles la condamnation de la ville de Bordeaux au paiement des sommes dues pour la période du 30 juin 1915 au prononcé de la décision à intervenir ; condamner la ville de Bordeaux aux intérêts de droit et à tous les dépens de première instance et d'appel ;

Vu l'arrêté attaqué ;

Vu le mémoire en défense présenté pour la ville de Bordeaux..., tendant au rejet de la requête et à la condamnation de la Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux aux dépens, par les motifs que la compagnie requérante n'est pas fondée à demander la modification des conventions contenues dans le cahier des charges ; que les termes clairs et précis de l'art. 31 ne présentent aucune obscurité ou ambiguïté ; que la compagnie est sans droit à obtenir une indemnité pour le dommage qu'elle prétend résulter pour elle de l'exécution de son contrat, en dehors de tout fait et de toute faute de la ville ; que la stipulation d'un prix maximum dans le cahier des charges constitue un forfait dont les aléas et les risques ont été librement acceptés par la compagnie requérante ; que l'état de guerre et la hausse des prix des charbons n'ont pas modifié les conditions d'exécution des ouvrages et fournitures dont la compagnie est chargée ; qu'aucune sujétion ou charge non prévue au contrat ne lui a été imposée ; que si le contrat est devenu onéreux pour la compagnie, ce fait ne l'autorise nullement à demander la fixation d'un prix nouveau ou le paiement d'une indemnité ; que la ville de Bordeaux, en concédant le service public de l'éclairage avait pour but de se soustraire aux aléas et aux risques d'une exploitation industrielle et notamment des variations dans les prix de la matière première ; que les parties ont bien entendu au moment où elles ont contracté que le prix maximum fixé par le cahier des charges ne pouvait être dépassé en aucun cas ; qu'au surplus, l'élévation du prix du charbon au delà de 28 francs la tonne et l'éventualité d'une guerre européenne, d'un caractère sans précédent, rentraient dans l'ordre des phénomènes qu'il n'était pas impossible de prévoir en 1904 ; que la compagnie requérante qui a demandé en première instance une indemnité, demande en appel alternativement ou un relèvement de prix ou une indemnité ; que, d'une part, en l'absence de toute faute de la ville, il n'y a pas de base à la demande d'indemnité ; que, d'autre part, le Conseil d'État serait incompétent pour ordonner un relèvement du prix du gaz vendu aux particuliers, les difficultés entre la compagnie concessionnaire et ses abonnés étant de la compétence des tribunaux judiciaires ; que, même si la compagnie était en droit de relever le prix du gaz qu'elle vend aux particuliers, elle ne serait point pour cela fondée à soutenir que la ville doit l'indemniser de la somme qu'elle n'aurait pas reçue de ses abonnés pour le gaz qu'elle leur a fourni jusqu'alors au prix fixé par le cahier des charges; qu'enfin, dans les calculs sur lesquels elle prétend établir le montant de la perte qu'elle subit et de l'indemnité qu'elle demande, elle ne tient pas compte de la hausse des prix du coke et des autres sous-produits, ni des bénéfices réalisés depuis le commencement de sa concession ;

Vu le mémoire en réplique présenté pour la Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux..., tendant aux mêmes fins que la requête, et, en outre, à ce que la ville de Bordeaux soit condamnée à payer à la compagnie requérante une indemnité de 1.712.811 fr.33 afférente à la période du 30 juin au 31 dèc. 1915, avec intérêts de droit, par les motifs exposés dans la requête, et, en outre, par le motif que le prix du charbon s'est encore élevé, qu'il a atteint 75 fr.45 la tonne en décembre 1915 et que le prix moyen du deuxième semestre de 1915 est de 58 fr.96 ;

Vu les observations nouvelles présentées pour la ville de Bordeaux..., tendant à ce qu'il plaise au Conseil déclarer irrecevable la demande de la Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux en ce qui concerne le relèvement du prix de d'éclairage privé comme étant une action en responsabilité intentée contre la ville et échappant à la compétence du conseil de préfecture ; subsidiairement, déclarer irrecevable la même demande comme fondée sur une autre cause que celle qui a été invoquée en première instance et par suite, comme nouvelle ; plus subsidiairement, la rejeter au fond ainsi que toutes les autres demandes, fins et conclusions de la compagnie, avec toutes conséquences de droit et dépens, par les motifs exposés dans le mémoire en défense ;

Vu les lois des 28 pluv. an VIII et 24 mai 1872 ;

Sur les fins de non-recevoir opposées par la ville de Bordeaux :

*1* Cons. que les conclusions de la compagnie requérante tendaient devant le conseil de préfecture comme elles tendent devant le Conseil d'État à faire condamner la ville de Bordeaux à supporter l'aggravation des charges résultant de la hausse du prix du charbon ; que, dès lors, s'agissant d'une difficulté relative à l'exécution du contrat, c'est à bon droit que par application de la loi du 28 pluv. an VIII, la compagnie requérante a porté ces conclusions en première instance devant le conseil de préfecture et en appel devant le Conseil d'État ;

Au fond :

*2* Cons. qu'en principe le contrat de concession règle d'une façon définitive jusqu'à son expiration, les obligations respectives du concessionnaire et du concédant ; que le concessionnaire est tenu d'exécuter le service prévu dans les conditions précisées au traité et se trouve rémunéré par la perception sur les usagers des taxes qui y sont stipulées ; que la variation du prix des matières premières à raison des circonstances économiques constitue un aléa du marché qui peut, suivant le cas être favorable ou défavorable au concessionnaire et demeure à ses risques et périls, chaque partie étant réputée avoir tenu compte de cet aléa dans les calculs et prévisions qu'elle a faits avant de s'engager ;

*3* Mais cons. que, par suite de l'occupation par l'ennemi de la plus grande partie des régions productrices de charbon dans l'Europe continentale, de la difficulté de plus en plus considérable des transports par mer à raison tant de la réquisition des navires que du caractère et de la durée de la guerre maritime, la hausse survenue au cours de la guerre actuelle, dans le prix du charbon qui est la matière première de la fabrication du gaz, s'est trouvée atteindre une proportion telle que non seulement elle a un caractère exceptionnel dans le sens habituellement donné à ce terme, mais qu'elle entraîne dans le coût de la fabrication du gaz une augmentation qui, dans une mesure déjouant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ; que, par suite du concours des circonstances ci-dessus indiquées, l'économie du contrat se trouve absolument bouleversée ; que la compagnie est donc fondée à soutenir qu'elle ne peut être tenue d'assurer aux seules conditions prévues à l'origine, le fonctionnement du service tant que durera la situation anormale ci-dessus rappelée ;

*4* Cons. qu'il résulte de ce qui précède que si c'est à tort que la compagnie prétend ne pouvoir être tenue de supporter augmentation du prix du charbon au delà de 28 francs la tonne, ce chiffre ayant, d'après elle, été envisagé comme correspondant au prix maximum du gaz prévu au marché, il serait tout à fait excessif d'admettre qu'il y a lieu à l'application pure et simple du cahier des charges comme si l'on se trouvait en présence d'un aléa ordinaire de l'entreprise ; qu'il importe au contraire, de rechercher pour mettre fin à des difficultés temporaires, une solution qui tienne compte tout à la fois de l'intérêt général, lequel exige la continuation du service par la compagnie à l'aide de tous ses moyens de production, et des conditions spéciales qui ne permettent pas au contrat de recevoir son application normale ; qu'à cet effet, il convient de décider, d'une part, que la compagnie est tenue d'assurer le service concédé et, d'autre part, qu'elle doit supporter seulement au cours de cette période transitoire, la part des conséquences onéreuses de la situation de force majeure ci-dessus rappelée que l'interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à sa charge ; qu'il y a lieu, en conséquence, en annulant l'arrête attaqué, de renvoyer les parties devant le conseil de préfecture auquel il appartiendra, si elles ne parviennent pas à se mettre d'accord sur les conditions spéciales dans lesquelles la compagnie pourra continuer le service, de déterminer, en tenant compte de tous les faits de la cause, le montant de l'indemnité à laquelle la compagnie a droit à raison des circonstances extracontractuelles dans lesquelles elle aura à assurer le service pendant la période envisagée ;...
(Arrêté annulé ; la Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux et la ville de Bordeaux sont renvoyées devant le conseil de préfecture pour être procédé, si elles ne s'entendent pas amiablement sur les conditions spéciales auxquelles la compagnie, continuera son service, à la fixation de l'indemnité à laquelle la compagnie a droit à raison des circonstances extracontractuelles dans lesquelles elle aura dû assurer le service concédé ; la ville de Bordeaux est condamnée à tous les dépens de première instance et d'appel).