2 avril 1943 - Bouguen - Rec. Lebon p. 86

Analyse

Par la décision Bouguen, le Conseil d’État s’estime compétent pour statuer sur certaines décisions des ordres professionnels.

La décision Bouguen se rapproche dans une large mesure d’une décision Monpeurt, antérieure de quelques mois (CE, ass., 31 juillet 1942, p. 239). Par cette décision, le Conseil d’État s’était reconnu compétent pour apprécier la légalité d’une décision par laquelle un comité d’organisation, institution de caractère corporatif créée au début des années 1940 pour organiser la production industrielle en temps de pénurie, avait imposé certaines contraintes de production à une entreprise. Le caractère délicat de la question venait de ce que le juge estimait que ces organismes n’étaient pas des établissements publics. Pour se reconnaître compétent, le juge avait dû rattacher l’acte attaqué à l’exercice d’une mission de service public.

Par la décision Bouguen, le Conseil d’État adopta une solution identique, mais dans le cadre d’un litige opposant un médecin au conseil supérieur de l’Ordre des médecins, qui lui avait interdit de tenir des cabinets multiples. Si le raisonnement est le même, la décision Bouguen a aujourd’hui plus de portée, puisqu’elle constitue la base du régime des actes applicable à l’ensemble des ordres professionnels, alors que la décision Monpeurt se rapporte à des organismes qui ont aujourd’hui disparu. Il est intéressant de relever que, pour admettre sa compétence, le Conseil d’État a précisé que le législateur, en créant ces ordres, avait voulu faire de l’organisation et du contrôle de l’exercice de ces professions un service public.

Si la décision Bouguen, tout comme la décision Monpeurt, ont beaucoup sollicité la doctrine, c’est en raison des silences qu’elles comportaient. En effet, le Conseil d’État s’était gardé de qualifier la personnalité juridique de ces organismes, se contentant de relever qu’il ne s’agissait pas d’établissements publics. Pendant plusieurs années, ce silence laissa les observateurs et les spécialistes dans l’incertitude sur l’hypothèse d’une troisième voie possible entre les personnes morales de droit public et les personnes morales de droit privé. Ces incertitudes sont aujourd’hui levées, le Conseil d’État ayant qualifié ce type d’organismes (section, 13 janvier 1961, Magnier, p. 33), d’organismes privés chargés d’une mission de service public, les rattachant ainsi à la catégorie ouverte par la décision Caisse primaire "Aide et protection" (CE, ass., 13 mai 1938, p. 417).

Si le Conseil d’État estime, d’après cette décision, que les actes pris par ces organismes sont administratifs lorsqu’ils se rattachent à l’exécution du service public -sous réserve naturellement des distinctions imposées par la nature administrative ou industrielle et commerciale du service public en cause-, cette définition n’exclut pas le critère tiré de l’existence de prérogatives de puissance publique dans la mesure où ce critère intervient en amont pour reconnaître à la mission confiée à l’organisme le caractère d’une mission de service public. Au demeurant, certaines décisions ultérieures utilisent explicitement ce critère pour regarder comme administratif l’acte en litige.

La compétence du juge administratif à l’égard des ordres professionnels est dans les faits assez large. Les actes administratifs unilatéraux que prennent ces ordres dans le cadre de leur mission de service public peuvent lui être déférés, que ces actes soient réglementaires (31 janvier 1969, Union nationale des grandes pharmacies de France, p. 54) ou individuels (par exemple, pour une inscription au tableau de l’ordre, Ass., 12 décembre 1953, de Bayo, p. 544). Le Conseil d’État exerce également un contrôle de cassation sur les décisions juridictionnelles prises par les ordres dans le cadre de leur pouvoir disciplinaire (Sect., 2 février 1945, Moineau, p. 27). Les actes des ordres professionnels peuvent également donner lieu à des actions en responsabilité portées devant le juge administratif.